Olivarius
Inscrit le: 27 Mar 2016 Messages: 51
|
Posté le: Sam Mai 07, 2016 11:25 am Sujet du message: Against the Day (Contre-jour) - Thomas Pynchon |
|
|
Résumer ce livre est une gageure, mais je vais essayer quand même.
D’abord, pour être clair, ce livre est long. La version originale compte 1085 grandes pages ; 1216 pour la version française. Je l’ai lu en anglais, et je dois dire que je ne vois pas bien comment on peut traduire ce genre de livre. Mais bon, il y en a bien qui ont traduit Joyce, alors…
Ensuite, c’est un livre difficile. Comme souvent avec Pynchon, de nombreux thèmes sont abordés, généralement avec très peu d’explications, et le lecteur est amené à chercher des informations par ailleurs. Mais ça vaut le coup.
Alors, de quoi parle-t-il ? Vaste question. Globalement, on suit la famille Traverse sur deux générations (disons deux et demie). Webb, le père est mineur américain et anarchiste, avec une vision toute personnelle de l’utilisation de la dynamite, technique certes, mais aussi politique. Ce qui lui arrive détermine, au moins en partie, les objectifs que vont poursuivre ses quatre enfants, Reef, Frank, Lake et Kit (Christopher). On les suit, ainsi que de nombreux autres personnages, dans le monde entier (États-Unis, Mexique, France, Angleterre, Italie, Allemagne, Macédoine, Balkans, Russie, Afrique du Sud…), et aussi dans quelques endroits imaginaires. Parallèlement, une équipe de jeunes aventuriers fictifs, les Chums of Chance (Casse-Cous en VF), qui évoquent les livres pour garçons de la fin du XIXe siècle - début/milieu XXe, suivent ces pérégrinations, et d’autres, dans leur dirigeable, l’Inconvenience (un mot récurrent chez Pynchon).
Le récit va de l’exposition universelle de Chicago, en 1893, au début du XXe siècle. Il évoque de très nombreux évènements : histoire du syndicalisme, de l’anarchie, des présidents américains, révoltes et révolutions diverses (Mexique, Irlande, Russie, Balkans, Turquie, Congo belge…). Pynchon n’aime pas le capitalisme, et il le fait clairement savoir.
Comme souvent avec Pynchon, on croise de nombreux sujets issus des sciences et techniques. Le thème principal du livre est la lumière, et on y a droit sous toutes les formes possibles, avec ses aspects terre-à-terre aussi bien que métaphoriques, la physique (travaux sur l’éther, photographie, propriétés de certains matériaux comme le spath d’Islande…). La lumière est intimement liée à l’électricité, et on croise ainsi Edison, Tesla, la radio… Le côté mathématique n’est pas en reste, avec de nombreux passages sur le développement des quaternions (utilisés dans la première formulation des équations de Maxwell) et des vecteurs, avec des passages par de hauts lieux d’études tels que Yale et Göttingen (copieusement parodiés au passage, d’ailleurs, car Pynchon n’a pas une haute opinion de ce genre d’établissements). On croise aussi la fonction ζ de Riemann, les paradoxes sur la théorie des ensembles qui ont fait couler beaucoup d’encre à l’époque… Sans oublier l’alchimie, la technique d’extraction de certains minerais ou de fabrication du café, et plein d’autres choses.
On retrouve encore d’autres éléments récurrents chez Pynchon avec le conflit entre nature et technologie, qui peut avoir des effets positifs mais aussi destructeurs, ce qui est souvent représenté par la notion de ligne droite — entre autres, celles des frontières artificielles et des lignes de chemin de fer. La frontière entre réalité et fiction est très perméable, au point qu’on ne sait pas forcément, à un moment donné, de quel côté on se trouve. Des personnages voyagent dans le temps, rencontrent d’autres personnages qui ne sont pas censés appartenir au même univers qu’eux (être fictionnels par rapport à eux, si vous me suivez…), et d’autres choses « impossibles » se produisent, mais ce n’est jamais gratuit : c’est toujours pour servir le récit… ou pour faire une blague, car avec Pynchon, l’humour n’est jamais loin. Le thème de la bilocation, qui s’articule avec celui de la lumière (notamment via le spath d’Islande), est également présent dans tout le livre : personnages doubles, lieux doubles, etc.
Que trouve-t-on encore ? De la musique, avec un traitement bien pynchonien : un ensemble d’harmonicas, plusieurs allusions au jazz, un vocabulaire musical là où on ne l’attendrait pas forcément, par exemple pour décrire les bruits d’une bataille. Le thème de la navigation — récurrent chez Pynchon, qui a servi deux ans dans la marine américaine — est présent aussi. Des recettes de cuisine, du cricket, des allusions à Star Trek, à Hollywood… Le tout avec cette écriture si typique de lui dans ses meilleurs moments : des phrases ciselées comme par un orfèvre prodige (il a lu Proust et ça se voit), des passages qui sont véritablement de la poésie en prose, un vocabulaire érudit mais toujours pour de bonnes raisons (et pas pour étaler sa science ou en mettre plein la vue au lecteur), des chansons plus ou moins idiotes, des jeux de mots qui vont du rigolo à l’atroce, des noms de personnages qui vont de l’original au complètement délirant (Cyprian Latewood, Ruperta Chirpington-Groin, E. Percy Movay [Eppur si muove : et pourtant, elle tourne]…).
Bref (si j’ose dire), vous l’avez compris, pour moi, c’est du grand Pynchon, le Pynchon de Gravity’s Rainbow ou de Mason & Dixon. Long, difficile, exigeant, mais si beau, si enrichissant ! Je le conseille évidemment, mais avec des réserves. La première : si vous n’avez pas encore lu de Pynchon, franchement, ne commencez pas par celui-ci. Il y en a d’autres moins longs et moins difficiles, qui seront plus adaptés pour se mettre dans le bain. La deuxième porte sur la traduction. Je n’ai lu que quelques pages de Pynchon en français, et je suis mitigé. On y perd forcément. Chacun fera ses choix… |
|