Lolitarte
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Posté le: Jeu Jan 12, 2012 3:42 am Sujet du message: La femme qui lisait trop - Bahhiyih Nakhjavani |
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“Ce livre est dédié à la mémoire d’une femme qui vécut en Perse au XIXe siècle et qui, même si on l’a représentée sur une pierre tombale, n’eut jamais l’honneur d’une épitaphe. C’est un hommage à Tahirih Qurratu’l-Ayn, dont la vie, en avance sur son temps et les dernières années d’emprisonnement, de 1847 à 1852, ont inspiré cette histoire.” B.N.
Téhéran, deuxième moitié du XIXe siècle : la cour du shah fourmille d’intrigues de palais, de complots et autres tentatives d’assassinats plus ou moins abouties, sous l’ironique et cruel regard de la mère du souverain persan, qui en a vu bien d’autres dans sa déjà longue et très machiavélique existence et n’a nulle intention de se laisser déposséder de la moindre parcelle de son auguste pouvoir de tyrannique douairière…
Voici que cette fois, pourtant, ce très ancien royaume de Perse va se trouver ébranlé non tant par les menées factieuses des uns ou des autres (menées qu’observe, avec inquiétude, l’ambassadeur de Sa Royale Majesté la Reine d’Angleterre) mais par l’irruption, sur cette scène agitée, d’un protagoniste inattendu en la personne de Tahirih Qurratu’l-Ayn, poétesse fort lettrée dont, dans le royaume, les vers semblent agir sur quiconque en prend connaissance comme de puissants catalyseurs d’énergies subversives – or de l’adjectif “subversif” à celui d’“hérétique”, la distance se franchit aisément, à l’époque …
A travers la figure historique de la poétesse Tahiri à laquelle ses compatriotes et l’Histoire se montrèrent si peu soucieux de rendre justice, et qui osa, en femme libre et maîtresse du langage, affronter le clergé et les théologiens de son temps, Bahiyyih Nahkjavani met en scène les enjeux éternels et plus que jamais incandescents en nos temps contemporains, de la liberté d’expression dès lors qu’elle s’affronte aux interdits, religieux notamment.
En se dressant, avec bravoure, contre toute autorité et en questionnant, en érudite et en femme, les interprétations du monde qui lui étaient proposées, la poétesse de Qazvin éveilla en effet la même violence et les mêmes instincts fanatiques qui se peuvent observer aujourd’hui.
Il est difficile de parler de ce livre remarquable après ce résumé, d’autant qu’après les mots de Nakhjavani les miens ne feront que pâle figure. Je vais tenter de résumer au mieux.
Un hommage à la poétesse Tahirih Qurratu’l-Ayn, première femme féministe de l’histoire de Perse voulant généraliser entre autres, l’alphabétisation féminine à travers le portrait de 4 femmes :
-Le livre de la mère : Son Altesse royale Mahd-i-Oldya , mère du Shah Nasir-ed-Din tenant les rênes de l’empire de Perse. On y lit toutes les intrigues politiques liées à la cour, assassinat, la peur et la haine que suscite la poétesse qui s’expose aux yeux du monde sans voile ,en femme libre , mais qui a conquis par son esprit et son aura de grandes cités , comme Bagdad et les montagnes d’Irak . Une rhétoricienne de talent s’élève contre les dogmes religieux et le pouvoir du royaume.
Le livre de l’épouse : épouse du maire de Téhéran, Mahmud Khan-i-Kalantar, chef suprême de la police qui écroue la poétesse entre ses murs, sa demeure étant la prison dans laquelle les hurlements dus aux tortures ne sont pas légendes. La captive étant considérée comme un djinn par cette épouse ne laisse pas le harem insensible et démontre que toutes sont conscientes de leur vie dans laquelle elles jouent « le jeu »d’être une épouse assujettie. Pourtant il suffit de peu pour que ces femmes se rallient à la cause de «l’hérétique ».
Le livre de la sœur : sœur du shah et épouse du grand vizir Amir Kabir. Partisane de la poétesse. L’ordre chronologique des événements commence à voir le jour au travers de cette personnalité, en effet, Nakhjavani opte pour la narration déstructurée, ce qui nous sollicite à se centraliser afin de ne pas se perdre dans les sinuosités des lignes, chaque chapitre correspond à une pièce de puzzle à assembler au récit. (ce qui m’a valu quelques retours en arrière)
Le livre de la fille : une partie concernant la poètesse Tahirih Qurratu’l-Ayn et sa fille.
« Nous définissons aujourd’hui le voile comme un emblème d’identité culturelle, de foi religieuse. Elle n’y voyait que préjugés, littéralisme et uniformité. Nous en avons fait un symbole politique, un argument dans la négociation de la liberté d’expression, un symbole politique. Elle le rejetait précisément parce qu’il représentait l’oppression. Si l’Islam contemporain est déchiré par l’écart grandissant entre modérés et extrémistes, par le conflit entre chiites et sunnites, et si l’anarchie au Moyen Orient et la montée partout dans le monde du fondamentalisme et de la terreur qui en sont les conséquences ont commencé à menacer la texture même de nos démocraties, il peut être opportun pour le public occidental de redécouvrir l’histoire de cette Perse du XIXème siècle » B.N
Au-delà d’un hommage, Bahhiyih Nakhjavani soulève le voile et nous mène au travers de ses yeux dans ce royaume ou l’anderoun ne ressemble pas au conte des mille et une nuits, Téhéran n’exalte pas ses effluves d’épices et de fleurs, mais la puanteur des famines et des maladies, les jardins paradisiaques sont les lieux de tortures et le vin coulant à flots n’est autre que le sang du peuple.
C’est un voyage au cœur de la Perse, sous une identité dévoilée au travers d’un joyau qui n’est pas des moindres, la liberté d’expression parée de superbes allégories, que Bahhiyih Nakhjavani signe ce bijou littéraire mettant en avant la condition féminine, la religion et les enjeux politiques.
Je suis la rivière de vin rouge
Dans la bouche de la vie et de la mort.
Le dit écarlate de mes paroles
Passe goutte à goutte dans ton souffle.
Je suis la rivière jaune
Qui nourrit et sustente la jeune intelligence
Mes pages safran offrent l’espoir à l’espèce humaine.
Je suis la rivière des mots verts comme le miel, pleins de vie.
Je tiens dans mes bras qui m’inspire et me fait confiance,
Les saisons et leur combat.
Je suis la rivière d’eau blanche
Par laquelle le cœur est lavé de la rouille.
Mes paroles d’unité ont soif de boire la poussière. _________________ C'est une perte de temps de réfléchir quand on ne sait pas penser. [Haruki Murakami] |
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